Revenons dans un premier temps sur les dernières grandes étapes qui ont rendu cette évolution possible : dès 2019, les échos du développement de la V4 de Precious Plastic nous incitent à nous pencher d’un peu plus près sur le projet. Quelques précisions : la “V4” — pour “Version 4” — est la quatrième phase de “recherche et développement” du mouvement Precious Plastic.
En effet, grâce à un prix de 300 000 euros de la Fondation FAMAE et à un hangar désaffecté mis à disposition par le ville de Eindhoven, l’équipe Precious Plastic a choisi un mode de construction atypique : pendant 15 mois, ont été rassemblé·es dans cet atelier aux Pays-Bas jusqu’à une cinquantaine de volontaires (en cumulé plus d’une centaine de personnes), aux profils variés (ingénieur, web designer et développeur, communicant, vidéaste, technicien, designer, chef de projet, cuisinier, développement de communauté…), et venues du monde entier (une trentaine de nationalités !), à qui Precious Plastic a fourni le gîte (dans un quartier résidentiel vidé en prévision de sa destruction), le couvert (alimentation végétarienne préparée par l’équipe elle-même à partir d’invendus et de dons alimentaires de producteurs-revendeurs locaux), mais aussi les ressources et le matériel nécessaires, afin qu’ils oeuvrent ensemble à cette nouvelle version. Chacun et chacune des participant·es à cette aventure humaine un peu folle avait ainsi l’ensemble de ses besoins essentiels pris en charge par le collectif, et pouvait librement et gratuitement contribuer au projet — lui-même d’intérêt général et à but non lucratif.
Les objectifs fixés pour cette V4 ? sur le papier : permettre à la communauté Precious Plastic naissante de se professionnaliser et de s’attaquer sérieusement aux gisements de déchets plastiques, sur le plan technique : dépasser l’échelle du démonstrateur pédagogique pour aller vers de nouvelles machines capables de recycler le plastique à l’échelle de petites activités artisanales, et sur le plan numérique : développer une plateforme en ligne capable de soutenir la structuration d’un tel réseau d’acteurs, qui restait encore à faire émerger et à accompagner.
Résultats à la fin de cette phase de R&D collective : début 2020 l’ensemble de la V4 de Precious Plastic était rendu public à l’occasion de la Dutch Design Week, et avait dès lors permis à un collectif engagé et soudé de se constituer autour d’outils libres et de machines professionnelles documentées en open-source, le tout pour un coût de développement record (comparé aux programmes de R&D plus classiques, et considérant l’ampleur et la qualité des productions).
Tout cela nous a convaincu de partir à la rencontre des individus qui ont contribué à ce développement, et des projets qui ont pu émerger, se structurer ou se renforcer depuis cette période de création collective. C’est ce que nous avons fait dans le cadre de cette septième enquête du Low-tech Lab, en septembre 2021 soit un peu plus d’un an et demi après la sortie de la V4. Pour limiter dans une certaine mesure le périmètre de notre étude et en même temps ne pas passer à côté de la dimension importante de “filière” ou “communauté” du projet, nous avons décidé à la fois de nous intéresser à la réflexion et aux activités plus globales de l’équipe cœur de Precious Plastic, et de nous immerger pendant plus de deux semaines au plus près de différents membres de la communauté Precious Plastic du Grand Ouest de la France.
Retour en 3 points sur les leçons tirées de cette expérience :
Precious plastic est d’abord né d’une envie d’agir face à un constat mondial ; il y a bien trop de plastique sur terre et nous le laissons polluer notre environnement. Le plastique est “durable” (dans le temps) et offre une multiplicité d’usages que ne permettaient pas les matériaux qui ont précédé son développement (hermétisme, souplesse, dureté, modelage, légèreté…). Ce sont ces propriétés qui l’ont amené à pénétrer toutes les industries (automobile, conditionnement, bâtiment…) avec une rapidité fulgurante (depuis 1950 se sont 9 ,2 milliards de tonnes qui ont été mises en circulation).
L’ADEME estime que plus des deux tiers des gisements théoriques de déchets plastiques ne sont pas exploités vers du recyclage. Pour l’instant la matière plastique entre dans un système de gestion linéaire ; le plastique est extrait, transformé, consommé et utilisé puis jeté. En fin de chaîne, il est majoritairement enfoui ou valorisé énergétiquement, c’est-à-dire, incinéré. Une infime partie est recyclée (seulement 21,3% en France et 30% en Europe) et parfois réinjectée dans l’industrie conventionnelle (les producteurs de plastique européens sont dans l’obligation d’incorporer 30% de plastique recyclé dans les emballages d’ici à 2030, le reste étant, pour la création de chaque nouvel emballage, du plastique vierge).
Plusieurs facteurs sont un frein à l’établissement d’une filière de recyclage significative.
D’abord parce que l’organisation d’une telle filière commence par l’identification et la caractérisation des gisements potentiellement exploitables. Or, il existe une grande quantité de “plastiques” différents (un même produit contient souvent plusieurs résines et matériaux différents) qui nécessitent, pour chacun, un procédé de recyclage propre. Par ailleurs, il est parfois difficile de les identifier (pictos d’identification parfois non apparent, peu de transparence sur les recettes et mélanges opérés par les industriels…). Les flux de déchets plastiques sont également mal connus. Les industriels de la filière de recyclage sont épars à l’échelle du territoire, sont souvent spécialisés sur une résine particulière et en somme représentent une faible capacité de traitement — en tout cas dans les seuils de rentabilité intéressants ou acceptés aujourd’hui. De plus, ce sont souvent les chutes de production qui sont recyclées, et peu les produits en fin de consommation (déchets dits ”ménagers”), car justement leur composition et leur état de dégradation, leur propreté sont bien mieux maîtrisés, et assurés. Enfin, il est de mise de rappeler pour comprendre les faibles efforts mis sur la filière du recyclage, que le plastique ne se recycle pas réellement mais se “décycle” plutôt, car à chaque transformation, la matière perd en qualité, il est donc impossible de retrouver les propriétés de l’objet initial que l’on cherche à recycler et ainsi les voies de recyclage sont souvent peu rentables. L’exportation de nos déchets plastiques reste ainsi majoritaire (la Chine, ex-premier importateur de déchets, ayant fermé ses frontières à ce type d’importations en 2018, les flux ont depuis été bouleversés, au détriment par exemple de la Turquie).
Tout ceci ne veut pas dire que le plastique recyclé ne peut pas être utilisé à bon escient, pour des applications parmi les plus essentielles et durables (dans le temps) possibles, pour lesquelles le choix du plastique recyclé plutôt qu’un autre matériau se justifie, et qui permet de “stocker” cette matière polluante plutôt que de la laisser intoxiquer nos milieux de vie (eau, air, sols, etc).
“Aujourd’hui, rien qu’avec tous les déchets plastiques présents sur terre, nous aurions plus de 50 ans de matière à disposition.”
Les usages de cette matière broyée et refondue sont donc à repenser pour permettre à une filière de se structurer. La question se pose alors de savoir quel modèle de filière il serait souhaitable de voir émerger ?
1.2 Le “plastique précieux”, vision d’une filière décentralisée[modifier | modifier le wikicode]
Pour Precious Plastic, il s’agit surtout de “changer le regard que l’on a sur le plastique”, reconnaître ses atouts et sa durabilité, tout en proposant un usage cohérent de la matière et de nouvelles manières de la travailler ; plus artisanales, plus locales. Il s’agit de considérer le plastique comme une ressource précieuse, non plus comme un simple déchet, et d’en permettre la réutilisation au plus proche du déchet. Ceci revient à (re)penser la circularité du circuit de la matière plastique, ainsi que son échelle, et in fine à repenser aussi la pertinence dans les usages.
On retrouve ici les fondamentaux de la démarche low-tech : pourquoi on utilise cette matière, rationaliser, raisonner son usage, revenir à une forme de sobriété et de bon sens quant aux besoins auxquels elle permet de répondre (la question de l’utilité), comment en favoriser un emploi et un processus de revalorisation les plus robustes et économes (la question de la durabilité), et comment rendre ces pratiques possibles partout et à petite échelle (la question de l’accessibilité).
“Le recyclage n’est pas vu comme une fin en soi. Precious Plastic ne mesure pas son impact par les volumes de matières qui seraient recyclées, mais par le changement de regard qu’ils souhaitent voir venir quant à notre relation au plastique.”
Par quels moyent ?
D’abord en donnant de la valeur aux objets produits, une valeur affective au-delà de la valeur d’usage et de la valeur marchande, par exemple au travers de la marque du travail humain qui se cache derrière chaque objet, du lien qu’il crée ou que l’usager·e peut avoir avec l’artisan·e qui l’a produit. Ce n’est peut-être pas non plus un hasard si Precious Plastic est un projet pensé par un et des designers : il incarne à différents niveaux (des machines d’abord, des produits recyclés ensuite, et même de la plateforme en ligne aujourd’hui) la valeur ajoutée de la pratique d’un design non plus au service du marketing, de la création et de l’assouvissement de nouveaux besoins, mais du “monde réel” comme le qualifiait Victor Papanek. À savoir penser le design et l’usage des objets de façon située, contextualisée, en visant le juste nécessaire, l’utilité sociale et le respect des ressources ou des milieux. Les acteurs de la communauté Precious Plastic œuvrent ainsi pour la plupart à créer des objets en plastique recyclés tels que des pièces de mobilier, des produits du bâtiment ou des éléments d’aménagement intérieur ou de décoration, des lunettes de Soleil, des objets du quotidien, ou encore des planches de skate, des œuvres d’art, etc.
Sélection d’objets “utiles” sur le Bazar, pour exemples, illustrations, références
Ensuite, en catalysant des dynamiques collectives par la création d’écosystèmes connectés de recyclage à petite échelle. C’est-à-dire en outillant une communauté d’acteurs engagés avec qui sont partagés contenus, tutoriels, outils de communication et de développement commercial. Cette communauté apprenante monte en compétence ensemble sur la matière, ses usages, ses contraintes, ses possibilités et est accessible en open-source afin de diffuser le plus largement possible ces savoirs.
Enfin, leur vision se matérialise à travers une nouvelle filière de collecte et de transformation du plastique. Une filière décentralisée, internationale, interconnectée et coopérative, de recyclage du plastique. Precious Plastics imagine le développement d’écosystèmes territoriaux qui rassembleraient les différents maillons de cette chaîne; des acteurs de collecte, du tri, du broyage, et des ateliers de recyclage créant chacun une pluralité d’objets à partir des gisements de déchets identifiés localement (ramassage, rebuts d’entreprises, etc). Chaque personne peut déployer à petite échelle des antennes, des maillons de cette chaîne pour couvrir in fine l’ensemble de nos territoires.
Vision théorique de la filière locale de recyclage du plastique "à la Precious Plastic"
1.3 Un modèle de Recherche & Développement collectif et contributif[modifier | modifier le wikicode]
L’internationalisation du mouvement et la vision d’une filière décentralisée a certainement émergé grâce à ce qui fait l’ADN du mouvement Precious Plastic : la communauté. En fin de cursus de formation en Design, Dave Hakkens met au point une première version des machines pour expérimenter sur les possibilités de créations. Il est rejoint au fil des ans dans ses recherches par de nombreuses personnes qui prennent part aux réflexions (sur les machines, les produits, les mélanges, les connaissances en plasturgie…) et commencent ensemble à documenter leurs apprentissages. C’est ainsi que la démarche open-source de Precious Plastic va se structurer. Inspirés, des ateliers autonomes se lancent à travers le monde et partagent leurs avancées au sein de la communauté d’entraide PP. Son évolution est rythmée par des phases d’itération des machines ou des procédés (dénommées en interne Version 1, V2, V3 et V4) qui sont de longues période de travail en collectif où les différents membres expérimentent, recherchent et documentent ensemble.
Le constat de Precious Plastic après 6 années d’existence et de développement est qu’il faut outiller la communauté internationale pour permettre aux acteurs et entrepreneurs de vivre de l’activité du recyclage (artisanal?), de créer des “business” pour permettre l’émergence d’une filière nouvelle du recyclage et de sensibiliser à une société moins consommatrice du plastique (ou mieux utilisatrice). En conséquence, les machines Precious Plastic — plus utiles jusqu’alors pour de la démonstration et de la sensibilisation — doivent être améliorées et agrandies pour permettre une petite production tout en restant accessibles, robustes, réparables et modulaires. C’est l’objectif de la phase V4 de développement que d’aboutir à l’émergence de ces machines. Mais au-delà de l’aspect technique, la V4 retient notre attention car c’est aussi par la mise en lien de personnes sans contrainte logistique (nourriture, logement, matériel, temps) que cette phase de R&D est inspirante. En 2018 suite au prix reçu par FAMAE, Precious plastic lance un appel international à volontaires pour accueillir aux Pays-bas celles et ceux qui veulent poser leur pierre et participer à la création d’une nouvelle version de machines. Une quarantaine de personnes venues des quatre coins du monde ont collaboré pendant 15 mois au projet (développement de machine, d’outils de partage d’information pour la communauté, logistique, design, communication…). C’est à travers ces expériences de vie et de travail en collectif que les valeurs de la communauté se sont ancrées chez les membres et que l’on parle aujourd’hui d’une “famille Precious Plastic”.
2.1 Ampleur et diversité de l’écosystème Precious Plastic (en avril 2022)[modifier | modifier le wikicode]
En mars 2020, soit seulement 2 mois après la sortie de la V4, la communauté Precious Plastic représentait 1083 membres actifs, répartis dans 102 pays. Elle comptabilisait à l’époque pas loin de 400 000 kg de déchets plastiques recyclés par an, pour un marché global annuel de plus de 2,1 millions d’euros. Un revenu moyen de plus 7000 euros par workspace, pour un investissement moyen de 11 000 € par structure.
Aujourd’hui on compte sur la Map de Precious Plastic : plus de 300 ateliers (“workspaces”), une centaine de fabricants de machines (“machine shops”), une cinquantaine de points de collecte (“collection points”), et plus de 80 communautés locales (“community points”).